N.UAGE DES BRUMES


Mes yeux de cristal s'ouvrirent sur la caverne des aspirants. Depuis peu de temps, j'y avais emménagé, et même si je ne m'y sentais toujours pas à ma place, je préférais franchement rester avec des chats de mon âge qu'avec les chatons qui arrivent, même faisant une demie-queue de moins que moi, à arriver de se moquer de la pauvre chatte que je suis. La caverne était grande, il n'y avait pourtant personne ici, dans la caverne des aspirants. J'ai balayé une fois encore la tanière d'un regard assez critique. Le nid où je me trouvais, roulée en boule, était aussi confortable que si c'était ma maman, Forêt Sombre de la Nuit Tombante, qui me l'avait fait. De toute façon, même si je dormirais sous la Cataracte, je ne m'en serais jamais plains !
J'ai doucement tourné la tête vers l'entrée. Encore, de là, je sentais l'odeur de la pluie, cette étrange sensation, cette odeur d'humidité... J'aimais bien la pluie, contrairement à d'autres chats, mais n'ayant encore aucun mentor et étant plus faible que les autres, j'avais tout simplement interdiction de sortir non accompagné. Et ce n'était pas aujourd'hui que j'allais l'être, accompagnée... De plus, une journée pleine d'ennui ne faisait que commencer. Heureusement pour moi, la matinée ne tarderait pas à toucher à sa fin, il ne resterait plus que l'après-midi à regarder les autres s'entrainer et s'amuser entre amis. Ouf !
Le bruissement de coussinets effleurant la pierre m'interpela. Quelqu'un venait par-là. Fronçant mes sourcils crémeux, j'ai fini par plisser mes yeux bleus et tourner le dos à l'ombre apparaissant dans le seuil menant à la pièce principal. Plaquant mes oreilles distraitement sur mon crâne, j'ai tenté de savoir qui se trouvait avec moi, mais les pas étaient trop feutrés pour que je le devine. Comme je ne savais pas qui cela pouvait-il bien être, j'ai relevé le museau et ai senti son "parfum". Comment le dire ? Je savais à qui j'avais à faire en faisant attention aux odeurs, et celle de ce chat était sûrement la plus commune que nous possédant. Il sentait la forêt, comme s'il y avait vécu toute sa vie, mais un autre arôme émanait de lui. Je n'aurais pas si dire véritablement ce que c'était, tellement j'étais peu sortie, mais cette émanation me permettait de savoir qui il était.
Nuage de la Nuit.
J'ai coulé mes yeux vers lui et ai hoché légèrement la tête pour le saluer, intimidée. Je savais que j'avais l'air ridicule et je commençais à me sentir rougir. J'ai tenté une petite approche :

- "Tu viens de rentrer ?"

« C’est la première fois que je te vois comme ça. »

La pluie tombait en rafales lourdement sur les arbres de la forêt. On aurait dit qu’une rivière toute entière chutait du pays divin céleste jusqu'à la Terre. Les nuages sombres voilaient de leur taille immense la lune, ainsi que les étoiles. Les seules lumières qui illuminaient faiblement les bois étaient celles qui réussissaient tant bien que mal à transpercer l’obscurité de ces voiles ténébreuses. Elles étaient peu nombreuses, et pour un chat qui traversait le terrain dur à pattes, c’était comme marcher dans un noir complet. C’était le cas de Nuage de la Nuit Tombante, qui avançait, tant bien que mal, parmi les fougères. Il ne voyait pas grand-chose, et son odorat ne lui apportait pas grandes effluves. Le monde avait-t-il disparu, d’un coup ? Non, impossible. Mais de l’autre côté, le fait qu’il ait complètement perdu la mémoire était impossible. Et pourtant, c’était vrai. Voudrait-ce dire que rien n’était impossible ?
Avant de pouvoir répondre à sa propre question muette, il se heurta la patte sur un tronc d’arbre dur au sol. Il manqua de peu de trébucher, en reprenant vite l’équilibre en agitant la queue. Soudain, une vois lénifiante lui parvint aux oreilles ; « Nuage de la Nuit ! » Il sursauta sur place ; qui était-ce ? Jamais il n’avait auparavant entendu cette voix. Cependant, il avait des doutes sur ce point ; elle lui semblait tellement familière… Une idée impossible lui traversa alors l’esprit ; et si elle avait un lien avec son passé ?
« Nuage de Nuit, je suis là… » Les oreilles couchées sur son crâne noir, l’interpelé fit un pas en arrière en grognant. Il douta un instant de lui-même, puis cracha à voix haute, ne sachant pas vraiment pas où il devait s’adresser ;


- Qui es-tu ? Montre-toi, tout de suite !


Il entendit alors un ricanement qu’il sut sournois. Cette fois, ce n’était plus la voix séraphique et féminine, mais une voix grave et masculine, horriblement malveillante. Une aura mauvaise semblait exalter de l’unique voix de ce personnage, tellement qu’il fit trembler intérieurement le matou couleur d’ébène. Ses yeux azur scintillèrent dans la nuit, lorsque l’univers lui-même s’effondra autour de lui. Juste avant qu’il ne perde conscience, ou du moins qu’il crut le faire, la voix maléfique lui apparut ; « Je me vengerais. »


***

Nuage de la Nuit passa la matinée entière à réfléchir à ce rêve étrange. Ce matin-là, il s’était réveillé en sursaut, en se rendant heureusement compte que l’événement passé n’avait été qu’un rêve. Plus il y pensait, moins ça avait de sens. C’était à la limite comme un message du la Tribu de la Chasse Éternelle. Les guérisseurs de la Tribu recevaient souvent des messages en formes de rêves, qui étaient connus pour leur réalisme. Bien sur, les ancêtres de jadis n’avaient rien à lui dire, mais le doute s’imposait ; la première voix comme la deuxième, elles lui avaient semblé si vraies…

Une voix féminine le tira de ses rêveries. Il était en train de regarder le sol, pensif et inexpressif, lorsqu’une jeune aspirante de son âge lui lança assez amicalement ;


- Tu viens de rentrer ?


Les prunelles du jeune apprenti s’ouvrirent alors en grand. Il n’en croyait pas ses oreilles, qui ne lui mentaient pas, pourtant ; cette voix… elle ressemblait à celle qu’il avait entendue en rêve. C’est alors qu’il se réveilla complètement ; non, ce n’était pas la même. Elles n’avaient d’ailleurs rien en commun, l’une était grave, l’autre plus aiguë. Pourquoi faisait-il donc la ressemblance ? Tout simplement car le sentiment qui en échappait était identique. À cet instant précis de sa vie, il ne le savait pas, mais les chattes auxquelles appartenaient ces deux sons magnifiques avaient un point en commun ; le fait de l’aimer, lui. Il leva vers elle la tête, sérieux mais détenu à la fois, et plongea dans les siennes ses prunelles teintées de curiosité. En temps normaux, il aurait tout bêtement lâché quelque chose comme « Ça te regarde ? », mais ce jour-là, en face de cette jeune femelle, il avait envie d’être un tout petit peu plus compatissant ;


- Ouais, j’étais parti chasser. La mauvaise saison à beau être passée, nous avons toujours besoin de gibier pour se nourrir.